[spectre] "Power Pride" vs "Police Pride" 11jan2015

Franck Ancel ancelfranck at gmail.com
Mon Jan 12 09:57:05 CET 2015


"L’illusion lyrique"
par Jacques-Alain Miller, Paris, matin du 11 janvier 2015.

Qui l'eût cru ? Qui l'eût dit ? La France debout comme un seul homme, ou
une seule femme. La France devenue ou redevenue une. La République,
courageuse, intrépide, ayant choisi la résistance. Finis les auto-reproches
! Les Français soudain sortis de leur dépression, de leurs divisions, et
même, à en croire un académicien, redevenus « les soldats de l’An II ». Les
Français faisant à nouveau l’admiration du monde. Et, dodelinant de la
tête, le président Hollande accueillant avec son air de premier communiant
le peu d’hommes tenant dans leurs mains les destinées de la planète.
Pourquoi se précipiter ainsi à Paris ? On croirait qu’ils viennent s’y
ressourcer, y raviver leur pouvoir, le légitimer, le lustrer. Une planète
elle-même presque unie, unanime, parcourue d’un même frisson, comme formant
une seule foule, en proie  à une pandémie émotionnelle sans précédent,
sinon peut-être le Jour de la Victoire qui mit fin à la Première Guerre
mondiale, la Libération de Paris, le 8 mai 1945.

La France, l’humanité, semblent n’être plus des abstractions, semblent
prendre chair, s’incarner sous nos yeux, dans nos cœurs, dans nos corps.
Nous aurons donc connu cela, « l’illusion lyrique. » Impossible de s’y
retrouver sans Freud et sa Massenpsychologie, ou même sa doctrine de la
cure. L’événement fait coupure ; il reconfigure le sujet, ou plutôt le fait
émerger sous une forme inédite. Cependant, les Bourses, jusqu’à présent,
n’ont pas bougé, à la différence du 11 septembre. Or, c’est là ce qui fait
office aujourd’hui d’épreuve du réel. Tant qu’elles n’auront pas enregistré
la secousse, on reste dans l’imaginaire.
 Tout a été mis en mouvement par trois hommes, pas un de plus, ayant donné
leur vie pour le nom du Prophète. Toutefois, pour coiffer cet enthousiasme
universel, ce n’est pas son nom, mais celui de Charlie qui surgit à la
place. Charlie ! Une feuille hebdomadaire qui, dès avant que sa rédaction
ne soit exterminée, était déjà, faute de lecteurs, à l’agonie. Le résidu,
le déchet, d’une époque de l’esprit dès longtemps surmontée. C’est là que
l’on vérifie ce qu’enseigne la psychanalyse, de la puissance que recèle la
fonction du reste. Charlie meurt assassiné le mercredi ; le dimanche, c’est
sa résurrection. Sa transformation, sa sublimation, son Aufhebung, en
symbole universel. Le nouveau Christ. Ou, pour garder la mesure, le Here
Comes Everybody de James Joyce.

On doit cet effet à nos trois djihadistes, ces chevaliers de l’Apocalypse,
ces soldats de l’Absolu. Ils auront réussi ceci : effrayer, paniquer, une
bonne partie de la planète. Comme l’écrivait hier dans un tweet cette
vieille canaille de Murdoch, « Big jihadist danger looming everywhere from
Philippines to Africa to Europe to US. » C’est dans le nombre que chacun va
abriter sa peur et la sublimer en ardeur. Le nombre est la réponse
démocratique à l’Absolu. Fait-il le poids ?

Aucune religion n’a magnifié la transcendance de l’Un, sa séparation, comme
l’a fait le discours de Mahomet. Face à l’Absolu, ni le judaïsme, ni le
christianisme, ne laissent seule la débilité humaine. Ils offrent au
croyant la médiation, le secours, d’un peuple, d’une Eglise, tandis que
l’Absolu islamique n’est pas mitigé, reste effréné. C’est le principe de sa
splendeur. La certitude est de son côté,  alors qu’on dispute de la
définition du Juif, que les Eglises protestantes se chamaillent, que le
Vatican même est atteint, aux dires du pape d’un « Alzheimer spirituel. »
Un autre académicien prescrit à l’Islam de se soumettre à « l’épreuve de la
critique » pour gagner sa vraie grandeur. En effet, tout est là. Quand les
poules auront des dents…

Lorsque l’on manifeste, comme nous allons faire dans quelques heures, on
s’adresse à une puissance qu’il s’agit de fléchir. Les cortèges qui, tout à
l’heure, convergeront sur la place de la Nation, ne le savent pas, mais ils
se préparent à célébrer le maître de demain. Quel est-il ?  « Mais voyons,
me dira-t-on, nous venons encenser la République, les Lumières, les Droits
de l’Homme, la liberté d’expression » etc, etc. Croyez-vous vraiment,
répondrai-je, solidaires de ces « valeurs » M. Poutine, M. Viktor Orban,
les Grands de ce monde ? C’est beaucoup plus simple. De valeurs ils n’en
ont qu’une : l’ordre public, le maintien de l’ordre. Et là-dessus les
peuples s’accordent avec eux. Le lien social, voilà le Souverain Bien. Il
n’y en a pas d’autre. On honore les victimes, sans doute. Mais d’abord, et
partout, on compte sur la police.

Pauvre Snowden ! Oui, nous voulons être surveillés, écoutés, fliqués, si la
vie est à ce prix. Grande ruée vers la servitude volontaire. Que dis-je,
volontaire ? Désirée, revendiquée, exigée. A l’horizon, le Léviathan, « Pax
et Princeps. » Un moment vint à Rome, notait jadis Ronald Syme, où même les
Républicains considérèrent comme un moindre mal « submission to absolute
rule. » Houellebecq sur ce point n’a pas tort : la tendance aujourd’hui,
contrairement aux apparences, n’est pas à la résistance, mais à la
soumission.
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